Jean Julien, de La Pradelle à Mostaganem

 

A l’heure où l'on commémore les accords d’Évian, j'ai pensé nécessaire de retrouver un témoin de cette période dite « maintien de l’ordre » ou selon « événements d’Algérie », voire « pacification ». Jean Julien a bien voulu me raconter son expérience durant 29 mois. Laquelle ne se limite pas à ce « court extrait » de situations dont certaines ne doivent pas se mettre sous tous les yeux. Un jour d’octobre 1957, il a vingt ans depuis peu, il quitte La Pradelle où il a vécu jusqu’à présent pour un périple de 84 semaines sans revoir sa chère cité caldagués. Sa vie va basculer dans un monde en guerre sur un théâtre d’opérations qu’il n’imaginait pas. Il est incorporé à Marseille à la fameuse caserne Sainte-Marthe avec trois mil autres jeunes en prélude à un voyage de 3 jours sur un rafiot, « l’Athos 2 », qui l’amènera à Oran. « Arrivé à Oran on nous a fait baisser le pantalon pour nous vacciner, imagine 3000 bidasses sur les quais ». Il est affecté à Mostaganem au 2ᵉ régiment de tirailleurs algériens. « Je suis volontaire pour devenir infirmier. » Il effectue 120 jours de classe, entre mitraillette et seringues. Pas le temps de s’ennuyer. Il obtient le caducée, attestation de capacité d’infirmier militaire dont il sort major avec une note de 17 sur 20. « Et puis de l’Oranais je pars pour la Kabylie. Regarde sur une carte le trajet. » Il va passer 10 mois sur le piton 534, toujours en Kabylie, une position que tient l’armée française, au-dessus des gorges de Palestro, de sinistre mémoire. Le lieu est connu pour l’embuscade subie par des appelés du contingent massacrés le 18 mai 1956. De grottes en forêts de chêne-lièges : « On couvrait une étendue importante. J’avais ma mallette avec une croix rouge et le brassard. Je soignais les militaires et les civils. Mais lors des opérations contre les fellaghas avec mes deux brancardiers, on récupérait les blessés sous la mitraille pour les ramener vers le poste de commandement. Des jours on remontait des types qui mourraient durant le transfert. Quand tu sais les dégâts que provoque une balle de guerre, elle déchiquette, met les tripes à l’air, imagine… » Il marque un temps d’arrêt comme pour reprendre son souffle, me laisser imaginer. Puis il poursuit. Il se retrouve à Aomar. « Je devais établir une fiche pour chaque homme blessé ou mort qui accompagnait le corps. Le pire c’était ceux qui étaient brûlés vifs par l’explosion de bidons de Napalm lâchés par les avions. » Une horreur. « Il fallait ramasser les restes, les blessés et les ramener au poste de commandement que ça tiraille ou pas. Il fallait entendre hurler les blessés. Si je ne suis pas devenu fou. » Il terminera à Benaroum.« Je m’étais fixé une discipline, je soignais des êtres humains sans me préoccuper de leur nationalité, religion ou appartenance à l’armée française ou au FLN, militaires ou civils. Je pratiquais les accouchements, vaccinais les enfants, posait des pansements, injectais de la morphine. Certains n’appréciaient pas mon attitude et auraient voulu que je ne m’occupe pas des « autres ». Un jour un Algérien qui avait combattu pendant la Seconde Guerre mondiale m’a dit, je l’ai pris pour un compliment. « L’homme se souvient d’un coup de poing pour le rendre, mais jamais du morceau de pain qu’on lui donne ou du bien qu’on lui a fait. »… « J’ai aussi pris en charge des prisonniers qui sortaient des interrogatoires… » Il manifeste une hésitation, avant d’affirmer « Il vaut mieux que je me taise… » Sa phrase restera en suspens. On regardera et choisira les photos pour l’article. Les images ravivent des souvenirs sûrement plus intimes. Certaines lui mettent les larmes aux yeux. « Je parlais un peu arabe, je respectais tout le monde et chacun me respectait. Simple charité chrétienne ». 60 ans plus tard, des instantanés accrochent et attisent douloureusement sa mémoire. Il marquera une autre pause avant de me raconter la suite. Prés de deux ans sans permissions, raison invoquée : « indispensabilité au bataillon », il est revenu trois semaines à Chaudes-Aigues, reparti pour sept mois. D’autres n’y seraient pas retournés. Il est en fin de compte libéré en avril 1960. Cet entretien ravivait beaucoup de terribles situations. En même temps, retracer cela semblait l’apaiser, comme s’il s’affranchissait d’un poids porté durant soixante ans. Il concluait « N’oubliez jamais que 30 000 appelés du contingent, dans leurs 20 ans, ont péri entre 1954 et 1962. » 


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